NEXT LIBÉRATION – Pierre Bergé, délivré

NEXT LIBÉRATION – Pierre Bergé, délivré

Après la vente de la collection d’art collectée avec Yves Saint Laurent, le mécène se libère, ce vendredi, de tous ses livres ou presque.

Dans l’intimité d’une bibliothèque aux tons olive exposée au nord, deux libraires discutent de la date de parution des Pensées de Pascal. Décembre 1669, ce qui explique qu’il n’existe que deux exemplaires originaux pour cette année-là, alors qu’il y en a bien plus datant de 1670. «L’un des deux est à l’Arsenal, l’autre à la bibliothèque de Troyes, c’est bien ça ?» demande le maître des lieux, 85 ans, debout près d’une longue table en bois sombre. Les hommes de l’art s’interrompent, le regardent et acquiescent en souriant. Pierre Bergé, content de son petit effet, sourit à son tour. Les livres, c’est ce qui l’a lancé dans le monde, il y a plus de soixante ans. C’est ce qui l’a excité à peu près toute sa vie. C’est ce dont il se sépare à partir de ce vendredi.

Assis de l’autre côté de la table, dans un costume bleu marine rayé, chemise bleue, cravate violette, Bergé décortique son appétence pour la littérature. C’est d’abord David Copperfield qu’il dévore à 9 ans. «Inconsciemment, j’ai compris que les livres, ce n’était pas seulement ce qu’on m’avait donné à lire jusqu’à cet âge. C’était autre chose. La littérature existait.» Dix ans plus tard, l’ado lecteur boulimique quitte La Rochelle pour Paris où il devient courtier en livres. «En ce temps-là, la Seine ne coulait pas entre des livres soldés», explique-t-il en citant Antoine Blondin. «J’avais besoin de gagner de l’argent. Courtier, cela consistait à aller le matin sur les quais trouver un livre et, avec un peu de chance, le revendre l’après-midi à un libraire. J’ai fait ça quelque temps, et puis après ma vie a bifurqué.» On connaît la suite. Pendant plus de dix ans, Bergé délaisse les pages pour les plis.

Et puis un jour, il se retrouve dans une librairie, avec «une originale» à la main.La sensation s’empare à nouveau de lui : le compagnon de Yves Saint Laurent décide de racheter des livres, mais «pas de faire une collection. Jusqu’au moment où on s’aperçoit qu’on a une bibliothèque». Pierre Bergé l’a aussi formulé ainsi : «Quand vous achetez une unité, c’est un objet. Deux, c’est une paire. Trois, c’est une collection.»Concernant les livres, sa règle est simple : d’abord des écrivains qu’il aime et qu’il a lus. Le tout relié par les mystères fétichistes de la bibliophilie, papier, souvenirs, possession : «Ce Montaigne de 1580 vous l’avez dans les conditions exactes de sa naissance : rien n’a été ajouté ou enlevé, la reliure en velin est d’époque, et a traversé les siècles pour arriver ici. C’est émouvant.» Peut-être même qu’il était sur les rayonnages de Montaigne himself. Sur les étagères de la rue Bonaparte, chez Bergé, 1 600 ouvrages du XVe au XXe siècle correspondent aujourd’hui en silence, comme dirait Baudelaire. Celui-ci, de Céline, est dédicacé à Gide. Celui-là de Gide, à Mallarmé… et au milieu de ce chemin d’hommage, cette originale deMadame Bovary dédicacée par Flaubert «au maître» Hugo. «Non seulement Flaubert l’a eu entre les mains, mais Hugo aussi.» La main de Bergé tape sur la table, pour marquer la solennité de l’instant.

Mais l’entrepreneur magnat soumis à l’art, qui semble sincère serviteur de ces auteurs qu’il admire, se reprend : «Il y a ici des ouvrages de grande valeur, mais pour moi la première valeur, c’est le texte. Un Livre de poche ou un Bouquin, c’est aussi bien qu’une originale. Même mieux, avec un appareillage critique.»Et le copropriétaire du Monde de vanter certaines préfaces contemporaines admirables. Au fond, chaque ouvrage est aussi à considérer comme un trait de caractère ou la touche descriptive, mot ou couleur, d’un gigantesque autoportrait réalisé sur plusieurs décennies. «Ce qui relie tous ces livres, c’est avant tout moi», explique-t-il. L’homme ne paraît pas mégalomane ou manipulateur, n’empêche que, derrière lui, c’est l’histoire de la littérature mondiale, sur 6 mètres de haut et autant de large, qui se penche vers le visiteur et le dévisage.

Ce vendredi, Bergé vend tout. En plusieurs temps, chez Sotheby’s. Aux enchères, donc. Comme il l’avait fait, il y a six ans, pour la collection d’art constituée avec YSL, la «vente du siècle» organisée au Grand Palais. «Si vous donnez ces ouvrages à une bibliothèque, ils ne seront plus consultés. Ou rarement.» Il faut qu’en privé ces manuscrits vivent, et qu’on se batte pour en mériter l’achat. «Quand je suis allé acheter à Londres le manuscrit de Nadja,je ne pensais pas que je l’aurais. Je pensais que le monde entier le voulait. Pas du tout : nous n’étions que deux, un libraire français et moi. Ma chance est que le libraire a confondu les pounds et les francs. J’ai placé une enchère, il n’a pas très bien compris et n’a pas surenchéri.» Breton est essentiel pour ce fils de soprano avertie qui l’a initié à la musique, celui à travers qui il a compris à 15 ans, «l’âge des découvertes dans tous les sens», via le surréalisme et le jazz, que tout ce qu’on lui avait enseigné datait du XIXe, des dictées de Georges Duhamel à la lecture de Romain Rolland, préférée à «celle de Proust».

Quand on demande s’il a une idée de la redistribution de cette vente, ce soutien historique de la gauche, mécène prodigue notamment pour financer la recherche contre le sida, hausse un sourcil et balaie la question. Pierre Bergé donnera aussi des ouvrages à des institutions. Par exemple, un Chamfort annoté par Stendhal pour le centre réservé à cet auteur à la bibliothèque de Grenoble, ou facilitera la vente du Nadja à la BNF, en raison de «l’importance patrimoniale majeure» de ce manuscrit autographe. Il ne conservera que deux volumes : le premier ouvrage de Giono, Colline ; et le dernier de Cocteau, Requiem, qui lui est dédicacé. Mais les rayonnages ne resteront pas vides, tous les ouvrages seront remplacés par des éditions récentes. Pourquoi vendre cette bibliothèque aujourd’hui et ne pas rester au milieu des livres ? «Parce que j’ai 85 ans, et que je veux absolument qu’elle parte aux enchères. Je crois à la vertu des enchères.» Là aussi il a une formule : «Les enchères, c’est comme la psychanalyse, cela marche si on paie. Cela a une valeur particulière. Et puis, on n’est jamais vraiment propriétaire d’une œuvre d’art», qui survit à ses détenteurs et dont la possession ne vaut que location.

Loin des libraires, qui auscultent les reliures dans la bibliothèque, après être descendus d’un étage via un ascenseur privé, Pierre Bergé passe dans un petit salon, sombre et agréable. A côté de la chaîne hi-fi, les derniers CD du ténor Jonas Kaufmann, Puccini et Verdi. Au mur, un portrait de Gide jeune, deux Buffet. Et sur une petite table, son autre collection : «Les vanités, les têtes de mort.» Une vingtaine de crânes grandeur nature, autant en miniature. «Je les regarde le matin, explique Bergé sans inflexion. Ça me remet les idées en place.» La vie, une autre forme de location.

Novembre 1930 Naissance à Saint-Pierre-d’Oléron (Charente-Maritime). 1948 Courtier en livres à Paris.
1958 Rencontre Yves Saint Laurent.
2009 Mort de Yves Saint Laurent, et vente aux enchères.
11 décembre 2015 Première vente aux enchères de sa bibliothèque.

 

Source : Next Libération | Guillaume Tion | 10/12/2015